Au Cœur de l'Amérique Centrale
Gaelle Sevenier
Mars 04
Du Guatemala au Panama, il existe toute une mosaïque
de peuples minoritaires, isolés et pauvres, qui n'ont pas la
chance de se connaître les uns les autres. Les minorités
d'Amérique Centrale, avec leurs cultures traditionnelles très
distinctes, ont toutes un point commun : leur marginalisation. Au jour
de la mondialisation, tous sont confrontés à une lutte
permanente entre la préservation de leurs traditions et la modernisation
qui s'impose. Au milieu de cet espace où l'on oublie peu à
peu les mythes ancestraux, un projet pilote est né, une troupe
de théâtre française qui organise des fusions théâtrales
interculturelles entre quatre communautés indigènes dispersées
au Guatemala, Honduras et Panama. L'idée du projet Cur
de la Terre est de créer un échange interculturel qui
jongle entre les différences et les similitudes de ces minorités,
dans cet espace imaginaire accessible à tous qu'est le théâtre.
Dans le Poitou Charente, au sud-ouest de la France, ils
sont huit à vivre en communauté depuis 15 ans, au milieu
de chiens et de chats, dans une ferme du 16ème siècle
qu' ils ont héritée. Ils partagent les mêmes paquets
de cigarettes et le même compte en banque. Ces amis d'enfance
ont comme passion le théâtre. Ils se sont donné
comme nom celui de la "Tour de Babel ", en référence
à la Bible. " Notre projet est un peu de construire une
tour où les langues et les différences ne sont plus un
problème mais font la diversité dans ce monde, "
explique Frédérique Servant, un des fondateurs de l'organisation.
La troupe de théâtre travaille aujourd'hui sur trois aires
géographiques, l'Océan Indien, l'Amérique Centrale,
et l'Afrique du Nord. Leur démarche interculturelle vise à
créer une rencontre entre les minorités de chaque zone.
Leur président, Romain Pompidou, petit-fils de l'ancien Président
de la République, est l'un des premiers à avoir contacté
le peuple Maya du Guatemala. Un spectacle est monté, il y a 6
ans, qui sera joué en France, puis au Guatemala. En l'an 2000
le projet de la Tour de Babel s'ouvre à d'autres groupes artistiques
d'Amérique Centrale. Naît alors le projet " Cur
de la Terre ", financé par le gouvernement français,
des instituts de tourisme et des entreprises privées.
Cur de la Terre travaille aujourd'hui avec quatre communautés,
deux afro-latinos et deux peuples natifs indigènes. Ce sont les
Garifunas du village de Triunfo de la Cruz au Honduras, les Congos du
Panama, les indiens Mayas Sutuhil de la région du lac Atitlan
au Guatemala, et la tribu Kuna du territoire autonome de San Blas au
Panama.
La troupe française sert de lien, organise les séminaires,
les rencontres interculturelles et les festivals, trouve des financements
et met en scène les spectacles. Le projet est basé sur
l'idée d'un collectif. " Chacun a un pouvoir de décision
et peut prendre la parole " explique Rodolphe Goupil, un volontaire
qui a travaillé pendant plus d'un an sur le projet. " Le
groupe français sert un peu de pont entre les institutions locales
et internationales et ces communautés, qui ont tout de même
un peu de difficulté pour se faire respecter. Nous les encourageons
à se mettre eux-mêmes en réseaux, c'est à
dire que sans notre présence, ils doivent avoir un potentiel
pour travailler ensemble. "
C'est en Février qu'à eu lieu la dernière
fusion théâtrale entre les communautés, sur une
petite île des Caraïbes au Panama, à Bastimento. Pendant
un mois, 47 artistes ont vécu ensemble et ont répété
jour et nuit pour mettre en place une pièce de théâtre.
La représentation finale a eu lieu dans un amphithéâtre
naturel, au milieu de la jungle. Une équipe de tournage française
était sur place pour filmer un documentaire sur la rencontre
interculturelle. Chaque groupe a pu s'ouvrir pour faire connaître
ses origines, son histoire et sa situation actuelle, chaque culture
étant d'une immense richesse et méritant notre attention.
Briseida Iglesias, leader du groupe Kuna, nous parle de
l'histoire de son peuple, natif du Panama. " Avant, nous vivions
dans la forêt, mais à cause d'attaques de malaria, nous
avons immigré vers la côte. De là, une autre maladie
nous a attaqué, une maladie d'une autre sorte, une maladie qui
marche, qui pense, qui tue : les colonisateurs
Ils sont venus
maltraiter nos grands pères, violer les femmes, couper les têtes.
Ils disaient que les indiens étaient à moitié sauvages."
" L'histoire de notre communauté est très triste,
de la création à aujourd'hui, nous avons été
martyrisés, c'est pour ça que je suis si triste de raconter
comment ils ont tué nos grands-pères " dit en sèchant
ses larmes cette mère de six enfants vétue de vêtements
traditionnels. Briseida reprend son souffle en réajustant ses
bracelets. Les femmes Kunas portent traditionnellement des bracelets
multicolores sur toute la longueur de leurs bras et de leurs jambes.
Selon leur croyance, cela les protège des mauvais esprits.
Le peuple Kuna est un peuple guerrier où le rôle de la
femme a une grande importance. Briseida explique qu' " au moment
de la colonisation, le leader du groupe était une femme qui s'appelait
Narascunial, la première femme qui s'est affrontée aux
barbares assassins. La communauté avait peur parce qu'ils tuaient
sans merci. Cette femme courageuse et sa fille se sont rendues dans
la jungle pour affronter les colonisateurs. Dans la nuit, elles ont
mis en place leur stratégie. Narascunial était très
belle, avec de longs cheveux jusqu'aux pieds. Lorsque les colons arrivèrent,
elle se déshabilla entièrement. Ceux-ci, impressionnés
par sa beauté, se rapprochèrent et tombèrent dans
le piège qu'elles avaient fabriqué avec des herbes pendant
la nuit. De retour dans sa communauté, elle dit aux hommes :
" vous êtes des lâches, pourquoi ne réagissez-vous
pas, il faut se battre ! " "
C'est en 1925 que les Kunas ont fait leur révolution et obtenu
un statut d'autonomie politique au Panama. Briseida raconte qu'au début,
les Kunas n'étaient pas de taille avec leur machettes. "
En ce temps, les américains étudiaient le corps d'une
femme albinos. Ils l'emmenèrent aux Etats Unis avec un groupe
d'indiens pour qu'ils demandent de l'aide et des armes. Les américains
n'ont pas refusé, mais eux ne sont pas venus, ils nous ont juste
donné les armes et est arrivée la révolution de
1925. " La Comarca Kuna Yala est désormais autonome, avec
ses propres lois et son Congrès Général.
Les Kunas peuvent aujourd'hui encore être considérés
comme un peuple de guerriers, fiers et indépendants, qui se protège
de son mieux des influences de la modernité. " En ce moment,
le Congrès ne permet l'accès aux touristes que s'ils payent
un droit d'entrée. " explique Sogui Diaz, une jeune étudiante
Kuna qui vit désormais à la capitale. " C'est parce
que nous devons payer beaucoup de choses dans la communauté pour
survivre. Je reconnais que nous sommes un peu fermés
"
Sogui a une vie tout à fait similaire à celle de nombreuses
autres jeunes filles de la capitale. Elle avoue qu'il existe une sorte
de " contagion " du monde occidental. " Nous n'avons
pas d'échappatoire, nous sommes dans une lutte permanente pour
préserver ce qui est à nous, notre culture. C'est mon
intention, je suis une jeune qui a été élevée
à la capitale, mais avec la lutte intérieure de continuer
à cultiver mes racines. "
Sogui parle couramment le Kuna, participe à des démonstrations
de danses traditionnelles, s'implique dans la politique du Congrès
Général et collectionne les Molas, le vêtement féminin
traditionnel Kuna.. Son intention est de " sauver " les jeunes
de sa génération. " Ils vivent dans le monde moderne,
mais ils peuvent aussi le combiner avec le monde traditionnel. Comme
moi par exemple ! "
Aujourd'hui, le pourcentage le plus élevé de pauvreté
au Panama concerne les peuples indigènes. La Comarca Kuna Yala
est protégée grâce à son statut autonome,
mais les territoires de leurs frères Wounam ou Emberas se réduisent
de jour en jour au profit des investisseurs.
Briseida se révolte : " Je voudrais aller devant la Présidente
pour lui dire en face: " Vous ne reconnaissez pas votre culture,
vous ne valorisez pas nos frères. " Mais quand on rentre
en politique, tous m'applaudissent parce qu'ils veulent mon vote. C'est
ce qui se passe en ce moment au Panama. " D'après elle,
le Gouvernement Panaméen ne s'intéresse au sort des communautés
indigènes que lors des élections, comme celles organisées
en Mai prochain, lorsque le mandat de 4 ans de la Présidente
actuelle Mirella Moscoso se terminera.
Au Panama, il existe de nombreuses minorités. L'autre
communauté Panaméenne qui participe au projet Cur
de la Terre est celle des Congos, descendants d'esclaves africains.
Leur reine, âgée de 77 ans, est venue sur l'île de
Bastimento accompagnée d'une partie de la famille royale. La
reine Alejandrina explique que les Congos ont toujours été
en bons termes avec les Kunas, puisqu'ils étaient eux aussi méprisés
et qu'ils les ont aidés pendant la fuite des esclaves dans les
montagnes.
La Princesse, Marcia Rodriguez, se fait le porte parole de la culture
Congo. " Les Congos ont été amenés sur cette
terre du Panama en temps qu'esclaves pendant l'époque de la colonisation
espagnole. Nos cérémonies se font dans les Palenques,
la maison où nous réalisons nos activités rituelles
et où se trouvent la reine et la cour pendant la période
du Carnaval. Comme les activités Congos ont lieu en même
temps que les 4 jours du carnaval, les gens qui ne nous connaissent
pas pensent que notre activité est uniquement carnavalesque.
Ce n'est pas ainsi. Le carnaval entre seulement dans la période
Congo. "
Lorsque la Reine remet sa lourde couronne de pacotille, les enfants
la reconnaissent dans la rue puisqu'ils l'ont tous vue à la télévision.
La princesse parle de la popularité de la famille royale. "
Nous sommes très populaires avec notre culture. Mais il y a 10-20
ans, nous ne l'étions pas, au contraire, on voulait nous diviser.
Les espagnols voulaient effacer le passé des Congos, et s'ils
avaient pu effacer la couleur de leur peau, ils l'auraient fait. C'est
toute la psychologie qu'a utilisée l'homme blanc pour nous maintenir
esclaves. "
" Avec l'esclavage, il y a eu beaucoup de choses très tristes,
" dit Marcia. " Par exemple, ils violaient les jeunes filles
de 9 ans. A la puberté, les fillettes tombaient enceintes. C'est
pour cela que notre peau est plus blanche. Ce n'est pas une fierté
pour nous. Un noir espère que sa fille aura un bébé
avec celui qu'elle aura décidé. Eux la prenaient et la
mettaient enceinte. Si le bébé sortait noir, ils le mettaient
au travail dur et forcé. Si l'enfant sortait avec une peau plus
claire, il servait de serviteur à l'intérieur des maisons.
Il ne pouvait jamais dire au maître de la maison 'papa' ou il
était puni. Et quand un Congo commettait une erreur, on lui coupait
la langue, la main ou l'oreille. Il y a eu beaucoup de douleur au Panama,
comme pour d'autres peuples.
"
C'est par la danse et les chansons que les Congos ont pu transmettre
leur histoire de génération en génération.
Une particularité de la danse Congo se trouve dans les "
bisous volés " du danseur alors que sa partenaire fait mine
de s'échapper. Il s'agit d'une allusion aux viols des colons.
" Le blanc ne voulait pas que les noirs apprennent à lire
et à écrire. " continue la Princesse. " S'ils
surprenaient un noir en train d'écouter lorsqu'on enseignait
à un blanc, ils le punissaient ou le tuaient." De là
vient l'importance des chants et des danses dans la culture Congo: "
les chants aidaient à transmettre toute l'information qu'ils
ne pouvaient pas écrire. Alors chaque chant raconte une histoire
".
La transmission des cultures par les chants et les danses
se retrouve chez d'autres peuples originaires d'Afrique. Une autre communauté
noire participe au projet Cur de la Terre, celle des Garifunas
du Honduras.
Les Garifunas sont les descendants d'africains alliés aux amérindiens
Arawak natifs de l'île de Saint Vincent. " Après le
naufrage d'un bateau d'esclaves, les survivants ont nagé jusqu'au
rivage de Saint Vincent. " raconte Neta, la coordinatrice du groupe.
" Là ils sont tombés amoureux d'indiens et se sont
mélangés. Ils sont restés sur l'île toute
une génération, puis les français et les anglais
sont arrivés. Les français ont lutté en notre faveur.
Mais nous avons ensuite été déportés vers
l'île de Roatam. "
C'est depuis Roatam, qui appartient aujourd'hui au Honduras, que les
Garifunas se sont dispersés sur toute la côte Caraïbe
de l'Amérique Centrale, au Belize, Guatemala et Honduras. La
culture afro-amérindienne Garifuna, dotée d'une langue
propre, l'une des rares langues du Nouveau-Monde qui ne soit pas dérivée
d'une langue européenne, est très distincte de la culture
latino. Les Garifunas sont aujourd'hui reconnus par l'UNESCO comme étant
une communauté qu'il faut défendre et préserver.
Dans le contexte actuel de globalisation, la minorité hondurienne
a peur de perdre son héritage culturel. " Notre culture
est menacée de disparaître " explique Kalin, un père
de six enfants habitant à Triunfo de la Cruz, dans la baie de
Tela au Honduras. " Le modernisme attire la jeunesse. Nous ne voulons
pas interdire à nos enfants de s'impliquer dans la modernité.
Par contre, nous voulons que notre culture intègre le modernisme.
C'est grâce à l'éducation et à la culture
que nous arriverons à nous développer et à nous
élever en temps que communauté. "
Les Garifunas sont aujourd'hui en majorité catholiques. L'influence
de la sorcellerie et de la magie reste tout de même toujours présente
dans la culture Garifunas. Dans chaque village, on trouve un guérisseur.
D'après eux, ceux-ci ne font que le bien, jamais de maléfices.
" Par exemple, si tu n'as pas de chance, ils te font des médicaments
pour ne plus avoir de malchance. " affirme le percussionniste Roberto
Cloter Mijia.
Mito Herasmo Castillo explique que les Garifunas vivent en harmonie
avec la nature. "Tout ce que nous utilisons comme instruments est
fait de bois, de peau de vache, tout ce que nous mangeons vient presque
uniquement de ce que nous avons semé de nos mains, tout cela
est naturel, tout cela est vivant. Quand quelqu'un joue du tambour,
il appelle les esprits et demande l'autorisation, parce que l'instrument
a de la vie. "
Les Maya Sutuhil demandent également l'autorisation
à leur Dieu Jilakman avant de jouer de leurs instruments et de
se mettre en scène avec le reste de la troupe. Ces tout petits
individus Mayas ne se sont pas laissés intimider face aux géants
descendants d'Afrique. Ils ont partagé avec tous leurs mythes
et leurs traditions, et ont même organisé, à la
fin de la grande représentation finale, une prière collective
pour remercier leur Dieu.
Le groupe de musiciens vient de Santiago de Atitlan, charmant petit
village sur les bords du lac Atitlan au Guatemala. Leur musique et leur
danse semblent relativement simples. Diego Tiney Dablo dit timidement
à ses frères, " je ne sais pas ce que les gens peuvent
penser, que c'est peut être une danse très simple, une
musique banale qui semble très facile, mais c'est notre culture.
Peut-être qu'on dirait que ça n'a pas de valeur, mais la
personne qui vous présente sa culture est fière de vous
la présenter. "
Diego a été choisi pour jouer le rôle de leur guide
spirituel Jilakman, Dieu masqué à qui l'on fait des offrandes
de cigarettes et d'alcool. " Je suis acteur du Jilkman, personnage
sacré que nous ont légué nos ancêtres. Nous
avons beaucoup de respect pour lui parce qu'il a une grande valeur.
Je le représente pour que les gens sachent que nous avons toujours
nos racines. Le Jilakman est un Dieu Maya qui a beaucoup d'importance.
Chaque fois que je joue ce rôle, je dois demander la permission
".
Il est un sujet délicat à aborder avec les Mayas, celui
de la Guerre civile du Guatemala, 30 années de massacre entre
militaires, para-militaires et guerrilleros. Les Mayas Sutuhil restent
encore profondément traumatisés par leur expérience
douloureuse de la guerre. Leur groupe de musique initial, qu'ils ont
créé en 1976, a été victime de persécution.
" En 77, nous avons enregistré notre musique pour la première
fois. " raconte Diego. " Ensuite il y a eu le problème
de la violence. Notre directeur a été porté disparu,
puis mon frère, puis d'autres compagnons
Les gens interprétaient
mal notre musique. Les militaires, les évangéliques, ils
pensaient que c'était une musique de protestation... Vraiment
notre musique n'a rien à voir avec de la protestation, ce sont
nos ancêtres qui nous l'ont légué, c'est un souvenir,
nous ne voulons pas que cette culture parte dans l'oubli. Pour cette
raison, grâce au Jilakman, nous avons continué à
nous organiser après la désintégration du groupe".
Juan Mendoza, leur directeur, veut oublier la Guerre Civile. "
Le village de Santiago a beaucoup souffert. C'est douloureux pour moi,
je ne peux pas vous en parler, parce que j'ai souffert, nous l'avons
vécu. Il y a peut être des gens qui s'en moquent, mais
pour quelqu'un qui a souffert, c'est douloureux et ça va jusqu'à
nous donner envie de pleurer. Et puis on ne peut accuser personne, il
faut se protéger. Le Guatemala est en paix, pareil pour Santiago,
aujourd'hui la guerre est terminée. "
Les accords de paix n'ont pourtant été signés qu'en
1996. Il y a quelques mois à peine, l'ancien dictateur Guatémaltèque
Rios Montt, responsable d'un grand nombre de massacres pendant la guerre
civile, a tout de même réussi à détourner
la loi électorale pour se représenter aux élections
présidentielles.
Que de lourd passé, que d'histoire et de traditions.
Imaginez la rencontre explosive entre 47 individus de ces quatre communautés
d'Amérique Centrale ! Dans la fusion théâtrale,
chacun a accepté de sacrifier un peu de sa vision du monde pour
intégrer celle des autres.
L'élément inévitable qui rassemble ces quatre communautés
est la présence de la magie, de la sorcellerie, le culte de leurs
ancêtres. Le concept des rites secrets est très présent
pour chacun. Pour les Mayas, il est indiscret de demander des informations
sur le grand Jilakman. " Si quelqu'un veut savoir, il doit passer
par les même chemins que nous " affirme Juan. " C'est
comme si quelqu'un a faim, on ne peut pas lui servir un plat, non, il
doit lutter comme nous. C'est comme ça.
Pour nous, c'est
une offense de parler de notre religion. " Pour les Kunas aussi,
il y a des sujets tabous, la terre mère sacrée par exemple.
Il est interdit d'aborder ce thème dans les danses et chansons,
sinon, " tu peux devenir aveugle ou muet, tu auras envie de vomir
devant le public " explique Briseida. La Reine des Congo, elle,
a déclaré publiquement dès son arrivée qu'elle
préfèrerait mourir que de révéler à
quelqu'un d'autre qu'au Prince et à la Princesse certains secrets
ancestraux. De leur côté, les Garifunas ont demandé
la permission au Bouyé de leur village avant de jouer des scènes
de la pièce, et celui-ci leur a donné des consignes. "
Si nous chantons des chansons sacrés, nous pouvons tomber, et
personne ne pourra nous guérir. Les esprits et le démon
viendront, pas seulement sur nous, mais sur tous ceux qui sont dans
le théâtre " affirme Neta.
Anne Sylvie Mayza-Badré, la directrice artistique française,
explique qu'" il a fallu leur faire comprendre que le but du théâtre
n'est pas de présenter le rituel tel qu'il se fait dans les cérémonies
sacrées, mais que le théâtre peut tout simplement
s'inspirer de gestes, de danses et de musique rituels. En aucun cas
il ne s'agit d'un véritable rite pour un public, mais d'une fiction
qui est élaborée. On n'a pas a faire découvrir
les secrets de chacun. "
Au niveau artistique, les communautés participant
au projet sont complémentaires. Les français amènent
leur savoir-faire, ce sont eux qui organisent les rencontres et font
la mise en scène des spectacles. Les Mayas, très introvertis,
intellectualisent chaque scène, respectent la parole de chacun
et ne se plaignent jamais des conditions difficiles après de
longues heures de répétition sous une chaleur écrasante.
Les Garifunas, par contre, n'ont pas peur d'utiliser leurs voix et leurs
corps, leur art étant basé sur l'improvisation et la spontanéité.
Mais tout comme les Congos, ils sont assez indisciplinés et ont
un gros problème de concentration. Les Congos ont pourtant l'habitude
du public, puisqu'ils présentent chaque année leurs danses
pendant le Carnaval. Mais la famille royale vit désormais dans
les ghettos de la capitale, et leur culture très hiérarchisée
est remise en question par les jeunes qui s'évertuent à
désobéir. Lors des répétitions, les Kunas
étaient là pour montrer l'exemple de calme et de discipline
avec leur grande organisation et leur art très structuré.
Avec leur caractère fier d'anciens guerriers, le Kunas ne montrent
pas facilement leur faiblesse, y compris pendant le spectacle final,
où les plus jeunes filles intimidées affichaient des sourires
resplendissants.
La directrice artistique française a choisi de
travailler sur le thème du rêve pour la représentation
théâtrale qui a eu lieu le 26 Février à Bastimento.
" C'est un thème qui peut rassembler les quatre communautés,
leur mythologie, le monde visible et le monde invisible, les ancêtres.
Dans le monde entier le rêve a une grande importance, mais dans
le monde occidental, on l'a quand même un peu laissé de
côté. Pour les Mayas, Kunas, Garifunas et Congos, le rêve
a toujours son importance. Ce n'est pas " qu'un rêve ",
puisque cela a une portée sur la réalité. "
Anne Sylvie avoue qu'en tant que metteur en scène, le rêve
lui a permis de passer d'une scène à l'autre, de justifier
du temps et de l'espace : " tout est possible dans le rêve.
On peut passer sans aucun problème d'une culture à l'autre.
"
Les acteurs ont choisi eux-mêmes le titre de la pièce de
théâtre, " El Sueño de las raíces profundas
" (le rêve des racines profondes). Sogui joue le rôle
principal. " Je représente une jeune fille moderne qui ne
s'identifie à aucune culture, une fille normale qui vit à
la capitale et qui ne connaît pas du tout les cultures autour
d'elle. Je me submerge dans le monde du rêve, un monde fou d'aventures
où j'apprends à connaître les cultures d'Amérique
Centrale. Beaucoup de gens en ce moment ne savent rien du tout du groupe
Kuna, y compris ceux qui vivent ici au Panama ". On peut dire la
même chose des cultures Garifuna, Congo et Mayas Sutuhil.
Le spectacle final a eu lieu en haut de la colline qui
surplombe le village de Bastimento, dans un amphithéâtre
naturel créé pour l'occasion au milieu de la splendide
végétation tropicale de l'île. Tous les enfants
du village étaient présents le jour du grand spectacle.
On pouvait compter une 100aine d'étrangers, ravis de cette opportunité
exceptionnelle, assis sur les gradins de bois improvisés. "
Avoir l'opportunité de vivre cette pièce de théâtre
était un moment fascinant et colorée. Découvrir
ces 4 communautés unifiées pour cet événement
culturel était une expérience magique. Ce métissage
fut un bijou de couleurs et de sourires. La fusion des chansons et des
danses était juste le meilleur chemin pour extérioriser
leurs différences et richesses culturelles. J'espère vraiment
qu'ils seront capables de jouer en Europe et autres pays latino et ainsi
montrer leur ouverture ", a expliqué un photographe belge
chanceux présent ce jour-la.
Une équipe de tournage était présente
pendant tout le mois de Février pour suivre le déroulement
de la rencontre. " Le théâtre est un art éphémère,
et une fois la performance terminée tout est fini" avoue
Romain Pompidou. "Le but de l'activité était qu'il
y ait un témoignage filmé de qualité pour pouvoir
montrer le spectacle et tout ce qu'il y a autour. " La journaliste
et le réalisateur faisant partie de l'équipe de tournage
ont donc filmé l'évènement, les moments de détente,
de concentration et de tension, donnant la parole à chaque groupe
participant au projet pour leur donner la possibilité de diffuser
leur culture. L'équipe n'aura aucun mal à trouver une
maison de production considérant l'ampleur de la fusion interculturelle.
Le projet Cur de la Terre ne s'arrête pas
là. L'année prochaine, une tournée est prévue
dans les capitales d'Amérique Centrale, après la création
d'une autre pièce où s'intègreront cette fois des
acteurs français. En 2006, les meilleurs acteurs de la troupe
voyageront en Europe pour une tournée en France et en Espagne.
Le projet Cur de la Terre n'a pas fini de faire parler de lui.
A la fin de la représentation théâtrale,
l'actrice principale se réveille dans le même monde de
bruit et de mouvement où elle s'était endormie, mais elle
porte en elle un " petit quelque chose en plus " qu'elle partage
avec les autres citadins. La boucle est bouclée. Les acteurs,
danseurs, musiciens, organisateurs et observateurs Français,
Kunas, Congos, Garifunas et Mayas, tout comme chacun des spectateurs
présents le 26 Février, sont repartis eux aussi de la
petite île paradisiaque avec un petit quelque chose en plus.