Développement en territoire indigène : la Comarca Naso Teribe du Panama.
Dernier Roi indien d'Amérique Centrale.

 

 




Tito Santana, Roi de la tribu Naso Teribe

 

Gaelle Sevenier, reporter
J. Bouquemont

 

23 Avril 2004

Un royaume indien dans la jungle panaméenne ? Non, il ne s'agit pas d'une super-production hollywoodienne, ce royaume existe bel et bien. Il se cache au nord-est du Panama, dans les montagnes de Talamanca que traverse le fleuve Teribe, non loin de la frontière du Costa Rica. Son roi, Tito Santana, règne sur la tribu Naso Teribe, environ 3500 âmes réparties sur onze communautés le long du fleuve, au cœur de la jungle. Alors que le Panama est en pleine période électorale présidentielle, les Naso Teribe essaient de faire reconnaître leurs droits et leur culture. Ce groupe ethnique est à un tournant de son histoire, comme le montre le contexte politique et territorial actuel.

Le village du roi Tito Santana, Seijic, se trouve à plus de deux heures de pirogue sur le fleuve Teribe couleur de boue qui longe une forêt tropicale presque impénétrable. Les indiens y vivent isolés du monde, à plusieurs kilomètres en amont d'un ancien centre d'entraînement de survie militaire, camp de base de l'ancien dictateur panaméen Manuel Noriega.

Depuis la ville de Changuinola, dans la province de Bocas Del Toro, il faut d'abord emprunter un transport local par une route caillouteuse pour rejoindre El Silencio, point de départ pour tous ceux qui désirent s'aventurer sur le territoire des Naso Teribe. Les dizaines de pirogues accostées en contrebas de la route sont les seuls moyens de locomotion pour rejoindre les communautés indigènes.


C'est au fil de l'eau, en remontant le fleuve Teribe, que se fait la première approche de ce peuple et de sa culture. " Les gens de l'extérieur nous appellent Teribe, mais nous sommes des Tjer-di, nous raconte le Roi des Naso Teribe tout en manœuvrant lui-même la pirogue. En langage indigène, " Tjer " et " di " signifient respectivement " arrière-grand-mère " et " fleuve ", le fleuve de l'arrière-grand-mère. Les Naso Teribe vénèrent leur Dieu, la "gran abuela ", "l'arrière-grand-mère ". " Notre Dieu nous a enseigné à conserver notre territoire, la nature, les animaux et la médecine traditionnelle " explique Tito Santana. Selon la légende, l'arrière-grand-mère s'est réfugiée dans la montagne sacrée lorsqu'elle a pressenti l'arrivée des colons espagnols. Là, elle s'est allongée puis s'est transformée en pierre, d'où aurait jailli la source du fleuve.

Au fur et à mesure que l'embarcation remonte le fleuve, luttant contre les rapides tumultueux avec toute la force de son puissant moteur de 80 chevaux, se succèdent de magnifiques paysages. En premier plan les rives à la végétation luxuriante nous offrent des scènes de vie quotidienne intemporelle : femmes qui battent leur linge dans l'eau, enfants nus qui plongent et s'éclaboussent en riant, pêcheurs qui jettent leurs filets, familles qui descendent à la ville vendre leurs fruits sur des radeaux de fortune. Au second plan la forêt dense, entremêlement inextricable d'arbres immenses, de lianes, de plantes tropicales luisantes, de fleurs rouge sang qui parsèment la canopée. Puis au loin se devinent les montagnes brumeuses sur lesquelles les nuages semblent se poser. Seuls les cris des aras, des toucans et des oiseaux aquatiques troublent le silence. Quelques maisons sur pilotis, en bois et feuilles de palmes, blotties sur des carrés d'herbe tendre, s'intègrent parfaitement au paysage. Des vaches blanches bossues de race " brahma ", apparentées aux zébus, paissent paisiblement, accompagnées par des petits échassiers blancs attentifs à leurs moindres gestes. Le temps semble s'être arrêté à une époque où l'homme et la nature vivaient en harmonie complète, sans bruit, pollution ni destruction.

Le fleuve de l'arrière-grand-mère est un passage entre deux mondes. En amont, le territoire traditionnel des Naso Teribe qui se caractérise par un peuple vivant presque en autarcie, avec des particularités culturelles, des besoins spécifiques et une économie traditionnelle. En aval, la ville de Changuinola, capitale de la province de Bocas del Toro, avec ses usines, ses supermarchés, ses voitures, une société de consommation comme on en trouve dans tous les pays.

Les premières informations sur la population Naso Teribe remontent à l'arrivée de Christophe Colomb en 1502, sur les rivages de l'actuelle ville d'Almirante. La population Naso Teribe était alors répartie sur toute la vallée du fleuve, jusqu'à la ville. Aujourd'hui le territoire Naso Teribe représente 15% de la province de Bocas del Toro soit 130.000 hectares. Ces dernières décades, les populations se sont rapprochées de la partie inférieure du fleuve, facilitant ainsi la communication avec Changuinola et les autres zones urbaines du pays.

Les jeunes Naso Teribe sont tiraillés entre deux cultures. Leur peuple a longtemps vécu dans un microcosme, et aujourd'hui ils subissent l'attrait du modernisme. " Les Naso Teribe ont maintenu une culture très fermée et ont été peu influencés par la nôtre ", nous informe le sénateur de la région de Bocas del Toro, le Docteur Batista, mais la tendance est en train de s'inverser. Comme le soulignent Andy et Lori Keener, un couple de Nord-américains qui vivent depuis cinq ans à Seijic pour y traduire la bible en Naso et rassembler des histoires sur la culture de ce peuple " la culture Naso Teribe est en train de mourir. En perdant leur langue, ils perdent leur culture et leurs traditions. Ils sont en train de perdre petit à petit ce qui les rend uniques. Ils adoptent des choses de l'extérieur mais les adaptent à leur manière ". Les plus clairvoyants ont compris qu'ils ne pourraient conserver leur identité qu'en sauvant leurs spécificités. Le roi Tito Santana fait partie de ceux qui veut relever le défi de garder les traditions tout en intégrant certains concepts modernes. " Nous avons créé un groupe de traditions culturelles qui écrit un livre sur les histoires de notre passé. Nous sollicitons le gouvernement pour avoir une éducation bilingue (Espagnol / Naso), les enseignants dans nos écoles sont indigènes mais n'enseignent qu'en espagnol. Nos enfants ne parlent plus le Naso. Ils oublient notre langue, nos danses. Ils veulent du cacao moderne, du pain, des choses auxquelles on n'a pas accès sur notre territoire ".
Défi difficile à relever… Il ne reste plus que deux " anciens " qui connaissent la tradition orale, le vocabulaire Naso, les mythes, les plantes médicinales. Auprès d'eux viennent se ressourcer ceux qui sont conscients des valeurs inestimables qu'ils représentent. C'est le cas du chaman de Bonyic qui a appris le pouvoir des plantes à leur contact et qui exhibe fièrement le " diplôme " remis par l'un des anciens. C'est le cas également de plusieurs jeunes Naso Teribe qui, après leurs études à la ville, ont pris le parti de redonner vie aux légendes, aux danses, à l'histoire Naso. Ils tentent, avec beaucoup de fougue et de bonne volonté, d'initier femmes et enfants aux danses traditionnelles, de consigner par écrit tout le vocabulaire Naso et les contes transmis par les anciens, et enfin de faire partager leur foi aux visiteurs triés sur le volet, chercheurs, enseignants, étudiants, botanistes, biologistes, ethnologues de tous pays, venus à leur rencontre par des moyens confidentiels, car il n'y a pas (pour l'instant) de tourisme de masse chez les Teribe.

L'élection du Roi montre bien cette volonté de garder les traditions tout en intégrant certains concepts modernes. Depuis une dizaine d'année, les Naso Teribe ont introduit des idées démocratiques dans le mode de sélection de leurs représentants. Les Rois doivent obligatoirement être issus d'une certaine lignée du nom de Santana. Mais si la population le demande, de nouvelles élections sont organisées pour élire un autre Roi parmi les nombreux personnes portant le nom de Santana. Toute décision de celui-ci doit ensuite passer par un Conseil Général dont les membres sont également élus.

Tito Santana ne correspond pas à l'image que l'on peut avoir d'un roi. La quarantaine sèche, la morphologie typique des indiens, il a gardé toute la simplicité d'un paysan et est avant tout un père de famille, un habitant parmi d'autres de Seijic, village relativement pauvre, perdu dans la jungle panaméenne. Il vit avec son épouse au milieu des chiens et des poules, il s'occupe de ses cacaoyers, de ses bananiers, de quelques pieds de café, il se lève aux aurores et manœuvre seul la pirogue qui l'emmène quotidiennement en ville. Ce n'est que lorsqu'il reçoit des visiteurs importants qu'il revêt sa couronne de palme et ses vêtements de cérémonie. Le reste du temps, il s'habille en jean et en T-shirt ! Son poste lui permet l'accès à un bureau privé (appelé " palais ", qui n'est en fait qu'une simple maison en dur décorée de quelques fresques), avec une table éclairée à la bougie, quelques livres et documents, et des photos de ses prédécesseurs. De caractère plutôt réservé, le regard du roi s'illumine lorsqu'il nous parle de la culture de son peuple.

Tito Santana a fait une promesse à son peuple lorsqu'il a été nommé Roi il y a cinq ans. Celle de protéger la terre de ses ancêtres en créant une Comarca, c'est à dire un territoire inaliénable doté de sa propre constitution, appelée loi organique. Les Naso Teribe sont l'un des derniers groupes indigènes du Panama à ne pas avoir encore de Comarca. D'après Tito Santana, "la Comarca représente une sécurité pour continuer à conserver nos ressources. C'est une protection pour avoir plus de force pour négocier les projets de développement".


Le sénateur Batista a lui aussi fait cette promesse à ses électeurs. "Les Naso Teribe veulent leur Comarca pour continuer à conserver leur culture et leurs traditions et ainsi la richesse ethnique de notre pays. Si l'assemblée législative accepte la Comarca dans les mois à venir, les Naso Teribe auront leur territoire protégé. En temps que Sénateur de cette province, j'ai la chance d'avoir la confiance de cette génération de Naso Teribe et de pouvoir réaliser le rêve de nombreuses générations."

"La Comarca va aider le peuple. Ils ne pourront plus vendre leurs terres à des étrangers" analyse l'américain Andy Keener . "Beaucoup ne se rendent pas compte du rendement de leur terre et sont prêts à vendre à bas prix parce qu'ils ne voient que le bénéfice du moment et ne se projettent pas dans l'avenir".

Le territoire traditionnel des Naso Teribe n'étant actuellement pas protégé par une Comarca, il se pourrait que dans les années à venir un barrage hydroélectrique et une usine de retraitement des eaux voient le jour sur leurs terres. A l'heure actuelle, la décision revient aux Naso Teribe. Le gouvernement ne peut pas exploiter ce projet d'aménagement sans leur consentement. "Si nous acceptons" dit le Roi "nous savons que notre terre va souffrir, que des plantes médicinales vont être détruites et qu'une route sera construite". Notre peuple est en train de discuter du projet, ils ne pourront pas le faire sans notre accord".

Mais les Naso Teribe sont soumis à des pressions extérieures car les habitants de Changuinola se plaignent du coût de l'électricité, la plus chère du Panama. On essaie d'influencer les Naso Teribe en leur promettant différents avantages, séduisants pour les particuliers mais qui ne profiteraient pas à la communauté.

On est en droit de se demander ce qui pourrait découler de la réalisation d'un tel projet d'aménagement, sans parler des modifications environnementales. Qu'en sera t-il de la culture d'un peuple qui fonde ses croyances et sa spiritualité dans sa relation avec le fleuve Teribe ? Un fleuve qui prend sa source là où leur dieu se repose et dont on voudrait modifier le cours et le débit...

Quand les Naso Teribe veulent se rendre à la ville, ils confectionnent un radeau rudimentaire avec quelques troncs de palmier liés entre eux, et ils descendent les rapides en s'aidant de grandes perches de bois, debout sur les troncs, en équilibre instable, risquant de basculer à tout instant. Pour remonter à leur village, ils utilisent une barque à moteur, mais il faut savoir que le prix élevé du carburant au Panama rend le trajet extrêmement onéreux. L'aménagement d'une route représenterait donc pour eux un progrès évident, une économie de temps mais aussi d'argent.

Le fait que le fleuve soit l'unique accès pour rejoindre le territoire traditionnel explique que la culture et les croyances Naso Teribe soient aujourd'hui en grande partie conservées. Si le projet d'aménagement hydroélectrique se met en place, une route sera constuite. Les études d'analyse spatiale montrent que les idées, les philosophies, les modes de vies se propagent par le moyen de communication de la route... La question ne revient pas à apprécier le caractère positif ou négatif des mutations culturelles en cours, mais de savoir si le royaume des Teribe est prêt à ces changements.


A ce jour la Comarca n'a toujours pas été votée. Les actions du sénateur Batista pour la conservation de la richesse ethnique du Panama seront-elles poursuivies par le nouveau gouvernement ? Martin Torrijo, candidat du PRD (Parti Révolutionaire Démocratique) élu aux élections présidentielles panaméennes le 6 Mai 2004 sera celui qui décidera de la mise en place de la Comarca Naso Teribe au Panama.

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Fleuve Teribe - La Reine Santana et les enfants du roi

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ODESEN : ONG chargée du développement durable de l'ecoutourisme Naso Teribe
Tel : (+507) 758-9137. (+507) 672 8595
Changuinola, Bocas Del Toro. Republique du Panama
turismonaso_odesen@hotmail.com
www.bocas.com/odesen

Centro ecológico Wetso : ANAM (autorité nationale de l'environnement)
Tel: (+507) 758-6603. (+507) 758-6822
Changuinola, Bocas Del Toro. Republique du Panama
www.anam.gob.pa

 

 

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